"Qu'avez-vous fait de ces 10 ans?" par le journal suisse, édité à Genève, Le Temps du 20.09.08
Amélie Nothomb «J'ai écrit trente-sept romans»
AMELIE NOTHOMB. En 1998, la romancière travaillait à «Stupeur et tremblements» qui allait devenir un phénoménal best-seller. Depuis, le succès n'a pas faibli. Comment vivre ce pouvoir et cette exposition.
Eléonore Sulser, Paris - Samedi 20 septembre 2008
Il y a, à première vue, quelque chose de paradoxal à demander à Amélie Nothomb, championne de la régularité, ce qui a changé pour elle durant ces dix dernières années. Chaque rentrée de septembre, elle publie un nouveau livre, choisi parmi les «3,7 romans» qu'elle écrit chaque année, précise-t-elle avec cette précision scrupuleuse qui lui est propre. En cette rentrée 2008, c'est Le Fait du prince, ode au champagne et à la liberté d'inventer sa vie et son identité, qui s'inscrit au palmarès des ventes.
Pourtant, Amélie Nothomb n'a pas toujours été cette super-vendeuse aux premiers tirages à 200000 exemplaires, comme ce Fait du prince dont son éditeur vient de mettre 30000 exemplaires supplémentaires sur le marché. En 1992, lorsqu'elle publie son premier livre, Hygiène de l'assassin, elle se trouve propulsée au rang de «phénomène», mais elle n'a pas encore l'incroyable succès d'aujourd'hui. Ce succès, elle le doit à Stupeur et tremblements, écrit durant l'été 1998 et publié à la rentrée 1999.
Plus respectée, plus détestée
«Ce méga best-seller a changé beaucoup de choses, raconte-t-elle. Avant, je trouvais déjà phénoménal de vendre 50000 exemplaires de chacun de mes livres. Mais je ne m'attendais pas du tout à ce que Stupeur et tremblements soit publié à 450000 exemplaires pour la première édition et qu'en poche, on ne les compte même plus!» Ces ventes exceptionnelles n'ont guère faibli depuis. Elle y a gagné «de l'argent, ce qui change la vie, je peux vous le confirmer. Puis, une confiance et une importance que je n'avais pas auparavant. Je suis beaucoup plus respectée et aussi, ce qui va de pair, beaucoup plus détestée...»
«Il y a dix ans, renchérit-elle, j'avais bien plus peur de mon éditeur; j'étais beaucoup moins à Paris et j'avais beaucoup moins de pouvoir vis-à-vis de lui. Aujourd'hui, les relations sont infiniment plus amicales.»
Voilà dix ans, d'ailleurs, Amélie Nothomb achetait un appartement à Paris. Est-elle pour autant devenue plus Parisienne que Bruxelloise? «Il y a tout à fait moyen d'être Bruxelloise et Parisienne en même temps. Il n'y a qu'une heure vingt de train entre les deux. Je retourne à Bruxelles très régulièrement, pour toutes les raisons du monde, mais, entre autres, les frites. C'est vraiment une nécessité. En France, il ne faut même pas essayer d'en manger.»
Malgré son amour pour les frites épaisses et savoureuses, apanage des fritkots de Belgique, la romancière s'est fait une place dans la capitale française. Et notamment, au 22 de la rue Huyghens, en face du cimetière de Montparnasse, siège d'Albin Michel à qui elle est d'une fidélité exemplaire depuis ses débuts. Elle y occupe un petit bureau vitré, très haut de plafond, meublé de noir, où, le matin, elle reçoit ses visiteurs et répond au courrier.
Liberté et légèreté
En 1998, elle publiait Mercure, l'histoire d'une jeune fille, Hazel, enfermée dans une île baptisée «Mortes-frontières» et vivant sous la contrainte d'un vieillard amoureux et libidineux. «Je l'avais écrit en l'aimant follement, se souvient-elle. L'ayant fini, je le trouvais très bon et mon éditeur aussi. Et puis, il est paru à l'état de livre... A cet instant - je ne l'ai dit à personne, alors, puisque c'était mon enfant et que je n'aurais jamais pu dire une chose pareille - il m'a inspiré un dégoût exceptionnel. Ce dégoût a duré deux ans. Puis, il a disparu. C'est comme avec les personnes, il peut arriver qu'on ait un long froid, sans qu'il y ait vraiment d'explication; peut-être parce que le lien avec cette personne est trop fort. Mais maintenant, je suis très fière de ce bébé-là.»
A la lecture du Fait du prince, on se dit que le ton d'Amélie Nothomb a changé depuis Mercure. Elle a aujourd'hui une liberté, une légèreté, que le champagne - liquide conducteur de son dernier récit - illustre bien. «C'est plus heureux, plus joyeux, reconnaît-elle. Est-ce que cela signifie que je suis beaucoup plus heureuse? Je ne sais pas, mais en tout cas, j'ai beaucoup évolué. C'est certain.»
L'an passé, Ni d'Eve ni d'Adam, une histoire d'amour singulière avec un jeune Japonais, apparaissait aussi comme le versant lumineux de son séjour au Japon, dont Stupeur et tremblements avait livré, récit traumatique d'une expérience de travail dans une firme japonaise, une vision féroce, drôle et douloureuse. «Pour Stupeur et tremblements, l'action se passe en 1990 et j'écris à l'été 1998. Pour Ni d'Eve ni d'Adam, l'action a lieu de 1989 à 1991, et j'écris le livre en 2006. J'en conclus que le bonheur demande une digestion deux fois plus longue que le malheur. Souffrir est la chose la plus facile du monde, il suffit de se laisser aller. Le bonheur requiert un certain talent.»
Son écriture aussi a gagné en simplicité, en clarté. «Il faut l'espérer, assène-t-elle. J'écris tellement! Vous ne voyez que la partie émergée de l'iceberg, puisque j'écris 3,7 romans par an. Ce serait quand même le comble d'avoir écrit trente-sept romans sur dix ans, sans progresser ou, du moins, sans évoluer un tout petit peu.» En revanche, son rapport de nécessité absolue à l'écriture, lui, n'a pas changé: «C'est toujours la même urgence, le même bonheur. J'ai toujours tellement aimé le moment de l'écriture, pourvu que ça n'évolue jamais!»
Si, on le comprend, Amélie Nothomb est tout entière concentrée dans son activité d'écrivain - une activité qui semble la posséder plus qu'elle ne la contrôle, puisqu'elle compare systématiquement l'écriture de ses livres à des grossesses, qu'elle ne choisit pas -, le monde extérieur ne lui est pas totalement étranger. Elle s'est initiée depuis peu à l'art contemporain, lit et apprécie certains de ses confrères - comme Stéphanie Hochet, Je ne connais pas ma force ou Anne-Sylvie Sprenger, dont elle a aimé Salle fille, sans oublier Simon Leys, immense sinologue et romancier alerte. Elle raconte aussi qu'au soir du 11 septembre, elle qui n'avait plus touché à une goutte d'alcool depuis ses treize ans, s'est soudain remise à en boire: «Je m'étais toujours dit, si tu vois intervenir la fin du monde de ton vivant tu recommences! Grâce à cela, j'ai découvert que j'étais tout à fait capable de modération... et aussi d'immodération lorsqu'il faut!»
Tout comme les personnages du Fait du prince, qu'elle fait vivre heureux et libres sous de fausses identités, la romancière qui se dévoile dans ses livres ne livre rien de sa vie privée. Vivre caché, une condition du bonheur? «Je suis absolument d'accord avec le «Pour vivre heureux vivons cachés». Cela marche aussi en sens inverse: «Pour vivre cachés, vivons heureux.» Cela m'a toujours sidéré les gens qui voulaient vivre leur bonheur devant tout le monde. C'est peut-être généreux? Mais je ne suis pas comme ça. J'aime bien me cacher, j'aime avoir une tanière, j'aime que les gens ne sachent pas où je suis.»
Source : http://www.letemps.ch/template/societe.asp?page=8&article=240076