- nausicaa a écrit:
- Effectivement, on a l'impression que la seule destinée possible de la bien-aimée est de disparaître comme être vivant pour renaître comme oeuvre d'art, sous la plume ou dans le souvenir de son assassin-esthète.
Sur le rapport entre beauté et passivité: je ne crois pas que la beauté doive être passive. Le problème, c'est que la Beauté passe inexorablement, elle est corrompue lorsqu'elle est touchée par l'entourage et elle disparaît avec le temps qui passe. Donc, pour pouvoir la préserver intacte, les personnages de "dominants" choisissent de tuer leur bien-aimée. Ainsi, la Beauté doit disparaître pour demeurer égale à elle-même. c'est peut-être justement parce que les jeunes filles ne sont pas assez passives, assez soumises à leur "amoureux" (bref, parce qu'elles voudraient s'échapper et rentrer dans le monde qui risque de les corrompre) que l'homme décide de les tuer.
Cette histoire de corruption par l'entourage et par le monde me fait penser à qqc de religieux, de sacré. Jadis, on enfermait les feunes filles dans des couvents pour les préserver, mais de quoi ? Du vice, c'est-à-dire de l'amour, parce que l'amour est une force qui échappe à la raison pure.
C'est un peu paradoxal, mais pour les fameux "dominants" qui veulent préserver leurs proies, tout simplement se les réserver pour eux tout seuls, la proie en question ne doit plus avoir de contact avec le monde extérieur où elle peut tomber amoureuse de qqn d'autre, et par là même être "corrompue" aux yeux de son maître, perdre son statut d'objet au garde-à-vous.
C'est ainsi qu'Omar Longcours protège et étouffe à la fois Hazel, sans se douter que Françoise est une redoutable rivale. Adèle a été tellement étouffée dans sa liberté qu'elle a préféré se donner la mort dans l'océan, symbole de liberté.
Prétextat agit de la sorte en tuant sa cousine et tente de phagocyter Nina.
Celsius réinvente le temps pour mieux coincer sa proie, Pompéi.
A force d'inventorier ces personnages dominateurs, j'ai l'impression qu'ils sont le vrai visage de Nothomb : dans l'ordre des romans :
Prétextat, Amélie Nothomb enfant en Chine, le Professeur, Bernardin&Bernadette, Celsius, Epiphane, Omar Longcours, Amélie-san impuissante sauf à la fin où elle se rattrape en devenant romancière, Amélie petit enfant (Dieu), Textor/Jérôme, (brouillé dans le Robert des noms propres, mais c'est quand même AN qui domine la situation à la fin), Blanche à moitié impuissante, Amélie dans toutes ses périodes, Zdena, Urbain/Innocent, de nouveau Amélie qui poignarde celui qui n'est pas à la hauteur.
Les personnages de dominés qui sont des objets, des cibles, sont les autres.
C'est un nouveau manichéisme, pas forcément aligné sur le Bien et le Mal.
La cible, l'objet beau, la Beauté, fait souffrir le dominant mais ce n'est pas de la faute de la cible ! C'est l'essence de la cible et pas forcément son comportement qui touche et fait souffir le dominant. La jolie Japonaise de Stupeur et tremblements tente tout simplement de se défendre d'Amélie-san et de la tenir à distance. Elena n'est pas à son aise non plus avec Amélie enfant.
La proie n'a pas non plus 36 000 possibilités : la fuite en est la principale, ensuite peut-être la vengeance.
Entre le dominateur un peu diabolique et la proie vient parfois s'interposer le personnage de la raison, de l'équilibre : Nina, Françoise, deux personnalités qui ont du cran, la première finit par endosser la peau de la proie, la seconde celle du dominateur.
Une exception dans les proies féminines, la proie masculine qu'est Rinri, mais il ne fait pas le poids. D'ailleurs, il est trop maigre. Comme les proies qui courent plus vite que leur prédateur.
C'est un cercle infernal. Car si la proie a trop de personnalité, alors elle n'est plus proie, et il est écrit qu'il faut une proie.
Or, la proie n'est pas consentante, par définition. Sinon, comme Rinri, elle tombe vite en loques et n'intéresse plus son prédateur.
C'est donc une longue course en avant, sans fin, essoufflante, comme celle à laquelle se soumet Amélie enfant en Chine, quand elle court en rond dans l'enceinte qui ressemble à une prison, sans jamais réussir à saisir sa proie, aigle qui se fait avoir par un lapin. Lion par une gazelle.
Cela explique aussi la faim perpétuelle d'Amélie : elle ne parvient pas à attraper ses proies (parce qu'elle se les choisit d'emblée inaccessibles, dès qu'elles ne le sont plus, comme Rinri, elle prend peur et s'enfuit), donc elle jeûne sans arrêt, elle est perpétuellement à l'affût, en chasse, une situation somme toute épuisante même si palpitante.
Ca me fait aussi penser au mythe de Don Juan qui accumule les conquêtes (sans paraît-il les consommer),
"mille tre"(cf Don Giovanni de Mozart). Le mythe du séducteur dont l'être tressaille à chaque nouvelle possibilité, à condition qu'elle soit bien neuve. Ce qui l'intéresse finalement, ce n'est pas tant l'objet de la conquête que la conquête elle-même, cet espace que décrit bien AN : "l'archée", la distance entre le conquérant et sa conquête, entre l'assassin et sa victime.
L'acte de conquérir, pour se prouver à soi-même qqc, sa force, son pouvoir de séduction, pour se rassurer en réalité, pour se prouver à soi-même son existence.
C'est pour cela que le personnage de Don Giovanni est attachant, sa fragilité et son côté immature nous charment. En plus, il a du panache quand il dit "non!" au Commandeur : "Pentiti ! No ! Pentiti ! No! Noo! Noo!" (repends-toi ! Non ! repends-toi ! Non ! Noon! Noon! ) sublime passage de la fin de l'opéra. Il préfère tomber dans les flammes de l'enfer.
Ses "victimes" se retrouvent ensuite dans des barques la nuit éclairées aux flambeaux, et chantent leur bon débarras de leur bourreau. Magnifique bourreau sans lequel évidemment il n'y aurait pas eu d'histoire.
Comme quoi l'aspect diabolique a son importance en littérature. Aucune histoire n'est que d'anges et d'angelots, il faut toujours lutter contre les ténèbres, et c'est de cette lutte que naissent les oeuvres.