Excellent topic, encredelune ! ça faisait longtemps qu’un nouveau sujet intéressant ne s’était pas créé dans la section « réflexions », en plus ! Je savais qu’avec ta grande sagesse, tu serais une réanimatrice d’enfer
Avant de donner mon propre avis sur la question, je voudrais juste rappeler qu’Amélie elle-même a validé l’idée que HA est bien son manifeste littéraire. Elle l’a notamment dit dans son entretien audio avec L. Amanieux pour autrementdit.net : « C’est mon manifeste, mon programme […] c’est un peu la prophétie de tout ce que je vais écrire ».
Amélie a aussi préfacé – et donc cautionné – le livre d’Aleksandra Desmurs « Le roman Hygiène de l’assassin, foyer manifestaire de l’œuvre d’Amélie Nothomb » (Praelego, 2009). Dans la préface, Amélie écrit : « Le passage le plus étourdissant est selon moi le manifeste lui-même. C’est ce long chapitre où l’auteure n’a conservé que les phrases d’Hygiène de l’assassin qui pourraient figurer dans un manifeste : véritable morceau de bravoure que j’ai lu en écarquillant les yeux. J’ai beau déclarer partout depuis des années qu’Hygiène est mon manifeste, je ne me rendais pas compte à quel point c’était vrai. »
Dans ce livre, A. Desmurs cite une lettre que lui a adressée Amélie (p. 29) : « Oui, Hygiène de l’assassin est mon manifeste littéraire. Il n’est pas aussi précis et systématique que, par exemple, le manifeste du Surréalisme, mais c’est mon manifeste décousu. […] Mais c’est aussi un manifeste de par son style : le livre propose son propre style, ce dialogue-électrochoc, comme manifeste littéraire ».
A partir de là, c’est un peu difficile de dire que ce n’est pas son manifeste littéraire, mais je suis plutôt d’accord avec l’expression « forme de manifeste », qui me semble meilleure que « manifeste » tout court.
Il y a certains éléments dans HA qui ne « collent » pas, à mon avis, avec l’idée de manifeste. Pour moi, un manifeste, au sens propre, est un texte que l’auteur écrit dans le but de faire connaitre son projet et son programme littéraires. Je pense que même si HA annonce en effet beaucoup de choses qui suivront dans l’œuvre d’AN, il n’a pas été écrit « pour » développer un programme et annoncer la suite. En plus, même si on y trouve des éléments qui annoncent la suite, il ne faudrait pas non plus tout surinterpréter dans ce sens. Par exemple, il me semble que plusieurs thèmes abordés dans HA seront développés dans plusieurs romans sortis ensuite, mais certainement pas dans tous : Acide sulfurique, Le fait du prince, Tuer le père, par exemple, me semblent très loin d’HA (et je ne parle pas qu’en termes de qualité J ). En plus, HA est de l’ordre de la « pure » fiction, donc il n’annonce pas du tout un pan très important de l’œuvre à venir, qui est l’autobiographie.
Mais à part ces restrictions, il y a quand même beaucoup d’éléments qui apparentent HA à un manifeste. Je cite en vrac quelques éléments qui me viennent à l’esprit (désolée pour le côté fourre-tout). Déjà, c’est un roman qui parle d’un écrivain et de littérature, donc le contexte est plutôt favorable pour exprimer sa conception de la littérature. Elle y exprime à la fois sa conception de l’écrivain et celle du lecteur : l’écrivain doit être celui qui a une plume, une « bite », des « couilles », une « main » etc., le lecteur doit, lui, éviter d’être un « lecteur-grenouille » et doit pouvoir se laisser imprégner par ce qu’il lit et en être changé. Je crois qu’AN ne pouvait pas expliquer plus clairement sa vision idéale du rôle de l’écrivain (et donc d’elle-même) et de la bonne lecture.
A côté de ça, HA inaugure aussi des thèmes et des sujets qui reviendront par la suite. Les prénoms originaux, tout d’abord (Prétextat et Léopoldine), et l’explication de ces prénoms à l’intérieur même du roman. Même le prénom Adèle, qui sera par la suite celui d’un des personnages de Mercure, est déjà évoqué comme étant un très beau prénom. Autre élément qui reviendra par la suite : la laideur et l’obésité du personnage, par opposition à la belle jeune fille, qui se double d’une relation bourreau/victime entre les deux. Le fait que Tach se mette à écrire après avoir perdu celle qu’il aime annonce déjà tous les livres où l’écriture est la conséquence de la perte (perte de l’enfance et du Japon dans les autobiographies, perte de ses repères dans Les Catilinaires), mort de la femme aimée (Attentat), … Le refus du passage à l’âge adulte, la célébration de l’enfance annoncent évidemment un des thèmes essentiels des livres autobiographiques. L’enfance de Prétextat et Léopoldine, qui vivent leur amour en vase clos dans un jardin et dans les lacs, préfigure déjà toute la symbolique attachée par la suite à l’eau et au jardin, conçu comme un Eden. Le thème du double fait aussi déjà son apparition : Tach voit Nina à la fois comme son propre avatar et comme une réincarnation de Léopoldine. Aussi, Tach est déjà un exemple de personnage passionné par la lecture et citant beaucoup d’auteurs : il annonce à la fois tous les personnages de lecteurs passionnés qui peupleront les livres suivants, et la manie de la citation qui a longtemps été caractéristique de l’écriture d’AN (c’est nettement moins le cas maintenant). Le snobisme des milieux littéraires et intellectuels, dénoncé dans HA, réapparaîtra plus tard dans Attentat et dans Les Combustibles. A travers les propos mysogynes de Tach, on trouve aussi une critique féministe de la société, qui sera plus ou moins discrètement présente par la suite, notamment dans les écrits autobiographiques, dans Mercure et dans Cosmétique. HA inaugure aussi déjà la série des petits clins d’œil à la Belgique, puisque Tach souffre du syndrome d’Elzenveiverplatz, qui est une déformation d’Elsene vijver plaats.
D’un point de vue stylistique aussi, HA est annonciateur, puisqu’il est à peu près entièrement dialogué, comme le seront beaucoup des livres d’AN ensuite. Dans Péplum, elle fait même dire au personnage d’A.N. qu’elle était plutôt « dialoguiste » que romancière.