RencontreAmélie Nothomb, une chrétienne en sous-sol
Marie Chaudey - publié le 18/10/2012
À l’heure où elle fête ses 20 ans de carrière et publie Barbe bleue, la star littéraire nous livre sa confession spirituelle.
On croit tout savoir d’elle. Elle, la star sympathique et inamovible de chaque rentrée littéraire, qui fête ses 20 ans de bons et loyaux services romanesques. Elle et son personnage ultramédiatique de nippo-gothique à la bouche écarlate et aux chapeaux extravagants. Elle, la people popu qui embrasse ses lecteurs avides de dédicaces au bout d’interminables files d’attente. Elle et sa carapace de folie douce, ses flûtes de champagne, ses thés bouillants avalés dès potron-minet en rituel d’avant l’écriture. Mais la voici qui nous parle de son rapport à Dieu et à la religion, dévoilant son territoire secret et intime. Et c’est une jeune femme sans fard, vibrante et sincère qui apparaît. Rencontre avec Amélie Nothomb, une romancière qui se définit dans un sourire comme une « chrétienne en sous-sol ».
Dans votre dernier roman, les deux héros s’affrontent à propos de Dieu et de la religion catholique. En qui vous reconnaissez-vous le plus ?
J’ai mis un peu de moi dans les deux, bien sûr ! Je me reconnais dans le mysticisme et la foi de don Elemirio. Mais je partage aussi avec Saturnine le refus des dogmes et des institutions, propres à toute religion. Précisons que Saturnine repousse la religion en bloc. Alors que, moi, je ne suis pas antireligieuse. Je suis probablement une catholique, parce que c’est ce qui m’est le plus proche. Mais je ne vais pas à la messe, je vis avec quelqu’un sans être passée par aucun sacrement, etc. Si l’on considère la religion selon son étymologie – ce qui relie les uns aux autres –, je ne fais pas partie du catholicisme. Je m’octroie le droit de m’adresser à Dieu en l’absence de tout tiers. Je n’ai rien contre les prêtres, ni les moines, qui sont des gens tout à fait intéressants, mais je n’ai pas besoin d’eux.
Comme don Elemirio, vous êtes issue d’une famille très catholique…Pour évoquer mon itinéraire spirituel, il est nécessaire, c’est vrai, que je revienne aux origines. Car j’appartiens effectivement à la famille la plus catholique de Belgique, celle qui a fondé le pays – la constitution a été écrite par mon aïeul Jean-Baptiste Nothomb, en 1830. Dans cette famille, on défend une conception très étroite, rigoriste et traditionnelle de la religion. On ne se pose pas de questions, on ne considère que cette foi-là : même les protestants sont à peine fréquentables. Mon arrière-grand-père Pierre Nothomb se voulait le Victor Hugo de son temps et le plus grand poète catholique de Belgique. Chaque fois qu’il pratiquait le péché de chair avec une nouvelle femme (situation fréquente dans son cas…), il expiait en écrivant des odes chrétiennes. D’extrême droite, il dirigeait le parti national belge, habillait ses 13 enfants de chemises brunes et vénérait Mussolini. Il est resté célèbre dans l’Histoire pour avoir écrit le seul roman catholique de science-fiction au monde : l’unique prouesse dont je sois vraiment fière !
Y a-t-il d’autres figures qui vous aient marquée d’une manière plus positive ?
Oui. Paul Nothomb, par exemple, qui était le deuxième enfant de Pierre, et le fils révolté. À 17 ans, il a fui sa famille pour aller faire la guerre d’Espagne aux côtés de Malraux, et il est devenu communiste. Ensuite, dans Paris occupé, alors qu’il œuvrait pour la Résistance, il a été arrêté par la Gestapo. Sous la torture, il a livré tous les noms de son réseau : ses camarades ont été capturés par la faute de ses aveux et passés par les armes. Lui a pu s’évader de prison grâce à l’aide de sa femme, mais a ensuite dû se cacher durant le reste de la guerre, tant des nazis que des communistes, qui le recherchaient pour traîtrise. Cette tragédie a fait de lui un mystique. Et il a écrit de très beaux livres sur la Genèse.
Je suis extrêmement fière de lui.
Comment vos parents se situent-ils ?
Quand je suis née, mes parents venaient de perdre la foi – n’y voyez aucun lien de cause à effet… (rire). Ils débarquaient à Kobe, au Japon, à ce moment-là, et le monde s’ouvrait à eux. Ils avaient été élevés tous les deux dans une foi intransigeante : au-delà du catholicisme, point de salut. Or, voilà qu’ils découvraient au Japon une civilisation admirable qui n’a rien à nous envier et qui ne doit strictement rien à la religion catholique. Alors, ils ont eu tout à coup le sentiment qu’ils avaient été bernés : ils ont rejeté non seulement toute forme de religion, mais aussi toute trace de mysticisme. Même la Bible est devenue un livre conspué à la maison. Et, du coup, ils en parlaient tout le temps, comme des gens indignés d’avoir été roulés. Ma mère en est restée à cette position. Quant à mon père, j’ai le sentiment qu’il s’est plus ou moins réconcilié avec la foi au fil des années. Mais nous n’en avons jamais reparlé.
Comment est née votre propre foi ?
Je dois bien l’avouer : depuis le berceau, j’ai été en dialogue avec Dieu. J’ai toujours ressenti sa présence ; celle de quelque chose qu’au début je n’appelais même pas Dieu. C’était une grande voix qui me parlait la nuit. Cette relation avec le créateur était agréable pour l’enfant que j’étais, malgré la peur devant ce mystère. La difficulté, c’est que j’ai fait petit à petit le rapport avec ce dont parlaient mes parents. Après avoir appris à lire dans Tintin, je suis passée à la Bible vers l’âge de 3 ans. Je n’ai pas compris grand-chose à l’Ancien Testament.
En revanche, dès que j’ai abordé le Nouveau Testament, Jésus est devenu mon héros, et je n’ai pas changé d’idée depuis. Je n’ai jamais rencontré ailleurs de héros aussi classe, qui parle d’une manière aussi révolutionnaire du pardon et de l’amour inconditionnel. Mais, compte tenu du contexte familial, il m’a fallu vivre cette foi en secret. Je me sentais comme l’un des premiers chrétiens des catacombes.
Ensuite, vous n’avez jamais connu le doute ?
À l’adolescence, à mon retour en Belgique, il m’a fallu affronter le clan familial, obsédé par le péché et les mésalliances. J’ai pris mes distances, ce qui avait beaucoup de sens. Car c’est ma famille qui a créé en Belgique l’université avec Dieu, celle de Louvain-la-Neuve. Et moi, j’ai choisi d’aller à l’université sans Dieu, c’est-à-dire à l’université libre de Bruxelles, où, avec le nom que je portais, j’ai été très critiquée. Je me suis donc retrouvée le cul entre deux chaises : considérée comme une renégate dans ma famille et comme une intruse à la fac… À 17 ans, pour plus de cohérence, j’ai donc décidé de ne plus avoir la foi, mais sans y parvenir. J’ai un dialogue vertical avec Dieu, je n’ai pas d’explication à la transcendance, c’est ainsi. J’ai donc fini par accepter un certain inconfort social. Et j’ai définitivement vécu ma foi en silence.
Vous êtes-vous intéressée aux autres religions ?
Toutes les religions m’ont influencée. Je me suis forgé un mysticisme qui puise à de nombreuses sources. Je ne sais pas qui est Dieu, et je pense que les différentes visions de lui ont quelque chose à nous apporter. Même si la religion catholique reste pour moi une matrice, et si je persiste à penser que Jésus est mon pilier, je trouve que Bouddha est un grand sage. De même, dans le shintoïsme, je retiens cet enseignement : « Tout ce qui est beau est Dieu », car j’ai personnellement le culte de la beauté. J’ai juxtaposé beaucoup d’éléments, établi des cohérences en gardant tout ce qui m’allait. De l’islam, je retiens cette injonction admirable du Coran : « Sois sincère et juste. » Car il ne suffit pas d’être sincère. La sincérité sans la justice, c’est l’horreur. De même, chaque sourate se termine par « Et pratique l’aumône », comme un refrain très nécessaire. L’animisme aussi peut être un enrichissement considérable. Au début de cette année, j’ai vécu trois semaines dans la forêt amazonienne chez les Indiens Shipibo. Les chamans m’ont fait rencontrer les esprits. Des esprits généreux, qui aident. Alors, pourquoi s’en priver ?
Dans Barbe bleue, votre Saturnine décrit Dieu comme « susceptible, capricieux, revanchard »…A.N. C’est le Dieu de l’Ancien Testament, et il ne me va pas non plus. S’il n’y avait eu que lui, je n’aurais pas aimé la Bible. C’est grâce à Jésus que j’ai pardonné à ce Dieu-là. Car je crois à un Dieu qui s’adresse à une humanité adulte.
Pourquoi avoir choisi Job comme pomme de discorde entre vos deux personnages ?
C’est vraiment le passage de l’Ancien Testament qui est le plus troublant et pose le plus de problèmes aux croyants. On est nez à nez avec l’injustice de Dieu. J’ai moi-même longtemps eu de vertigineuses interrogations face au sort de Job. Il m’a fallu atteindre l’âge adulte pour comprendre : le sens de Job, c’est que rien n’est dû. Dieu ne doit rien. Et si l’on croit en Dieu dans le but d’avoir une récompense, c’est qu’on n’a rien pigé !
Vous êtes donc d’accord avec Elemirio, qui affirme que la foi est un risque…
Oui, remettre son âme à une entité, à une dimension dont on n’a pas de certitude, c’est un risque. J’ai la foi, et probablement n’y a-t-il rien à y gagner. Je trouve le pari de Pascal un peu mesquin, parce qu’il nous invite à un coup de poker, finalement. Le calcul, c’est vilain. Alors que la récompense de la foi, c’est la foi elle-même.
Quel est votre passage préféré de l’Évangile ?
Sans hésitation, celui de la femme adultère. C’est le passage où Jésus est le plus grand. Il se conduit de façon magnanime, il pardonne. Et quelle intelligence dans sa réplique « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », c’est magnifique ! Jésus est le héros par excellence, autant mystique que littéraire.
« Don Quichotte, en mieux », comme l’affirme Elemirio ?
Oui, car je n’ai jamais vu un personnage de roman qui lui arrive à la cheville. Jésus est un héros qui a une classe folle, des attitudes énigmatiques, une éloquence absolument redoutable. C’est un grand inspirateur. J’aime aussi sa phrase : « Si on frappe à ta porte, ouvre ! » Ma manière de la vivre au quotidien, c’est de répondre à mon courrier. Je préfère ne pas compter le nombre de lettres que je reçois chaque jour. Il y a des matins où c’est effrayant… Mais je réponds, au quotidien, à 16 lettres en moyenne.
Pourquoi restez-vous aujourd’hui si discrète sur votre foi ? Parce que c’est mal vu chez les intellectuels ?
Non, leur jugement m’indiffère, je laisse les gens me prendre pour une idiote (sourire). Mais s’il y a une chose qui m’indigne, c’est qu’on puisse établir le moindre rapport entre foi et intelligence. Un Nobel de physique, Ilya Prigogine, m’avait affirmé tout à trac que ceux qui ont la foi sont moins intelligents que les autres ! J’en avais été profondément choquée. Si je reste discrète, c’est parce que je refuse de devenir un gourou. Non pas que ma foi soit nocive, bien au contraire. Mais je préfère tout de même que les gens soient libres de croire. Je détesterais évangéliser les foules. Je veux bien livrer mon petit bricolage métaphysique aux autres, mais si c’est pour qu’il devienne un nouveau dogme, ce serait ridicule. Souvenez-vous de Zarathoustra : à peine eut-il fini de dispenser ses enseignements aux animaux que ceux-ci entrèrent en transe. Il leur dit : « Alors, vous en avez déjà fait une litanie… » Bon, je ne me prends pas pour Zarathoustra, mais je n’aimerais pas que mon petit mélange personnel devienne une litanie.
De chrétienne des catacombes, vous êtes donc devenue…
… une simple chrétienne en sous-sol (rire).
Itinéraire d’une originale
1967 Naissance à Kobe, au Japon.
1984 Étudiante en philologie à l’université libre de Bruxelles.
1988 Travaille comme interprète à Tokyo.
1992 Premier roman publié chez Albin Michel, Hygiène de l’assassin.
1999 Stupeur et Tremblements, grand prix du roman de l’Académie française.
2004 Biographie de la faim, roman autobiographique sur l’enfance.
Barbe bleue
Dans son dernier roman, Amélie Nothomb réécrit le conte de Perrault en mettant en scène un duel entre deux personnages que tout oppose en apparence, y compris leur vision de la religion : don Elemirio, riche propriétaire parisien, est un noble d’origine espagnole, catholique tendance traditionnelle ; Saturnine, sa jeune locataire téméraire, est une révoltée à la langue bien pendue, qui n’hésite pas à manier le blasphème. Le plus monstrueux des deux ne sera, au final, pas celui qu’on croit… Détonant.